Me voilà revenue à la maison. Dehors c’est calme. Le soleil écrase la montagne. Mais mon intérieur est comme le chant des cigales aujourd’hui : immobile mais frémissant, bouillonnant du souvenir de toutes ces rencontres.
J’étais dans un train lancé à grande vitesse et le freinage d’urgence a été déclenché. Tout en moi est surpris par cet arrêt. Il me faut un peu de temps pour réaliser que la course est terminée. Pour digérer les émotions que mon corps n’a pas encore fini de vivre.
En attendant, je vous raconte !
Après plusieurs semaines à sauter d’écoles en château, de forêt en médiathèque pour aller offrir mes histoires, j’avais rendez-vous avec toute l’équipe de la Caravane du Coin pour la dernière ligne droite de la saison. J’ai débarqué à Saint Mammès dans une effervescence tranquille. Les copaines s’étaient installés en bord de Seine. Le chapiteau et les caravanes avaient été dépliés, les fanions colorés accrochés aux arbres alentour pour faire apparaître un festival éphémère. J’ai été accueillie aussitôt par les sourires des ami-es que je n’avais pas vu depuis des mois. Je me suis assise à une table et on m’a présenté les artistes qui allaient embarquer avec nous quelques jours. On m’a posé des questions sur mon métier et ça m’a mise à l’aise. Il y avait de la curiosité bienveillante dans leurs yeux et l’envie de rencontres. Les semaines passées à jouer de la voix avaient abîmées mes cordes vocales, je toussais comme une tuberculeuse quand j’ai commencé à raconter ce jour là. Mais par le miracle de la compassion ou de la curiosité (ou de la politesse ?) les adultes et les enfants sont restés assis pour écouter mes histoires, chanter et rire de mes blagues approximatives interrompues de gorgées d’eau salvatrices. Personne ne le savait mais c’était un défi pour moi de raconter à un public de 0 à 70 ans. Trouver des histoires qui plaisent à toustes. Qu’elles soient assez profondes et rythmées pour que toutes les oreilles y trouvent leur compte. Il y avait aussi le contexte politique. J’avais là une occasion pour montrer que les histoires ne servent pas seulement à divertir. Finalement, le rire complice des adultes et l’enthousiasme des enfants m’ont porté comme sur un tapis volant. Le voyage commençait décidément bien !
Sur un coin de pelouse, une petite caravane bleue bariolée a attiré mon regard, c’était Avion Papier ! Du temps où je travaillais au château de Blandy, la compagnie s’était installée dans la grande cour un week-end parmi une dizaine d’autres artistes. Je me souvenais encore de l’émerveillement qu’avait produit sur moi ce ciné-concert fait main. Ce souvenir m’a soufflé un goût de chez moi, j’avais atterri au bon endroit.
Après avoir servi des dizaines de bières et de diabolos dans la jolie « bistrote », la caravane bar de Paul et Hermine, j’ai observé les copaines qui commençaient ranger doucement. Le chapiteau s’est replié comme par magie dans le camion, les caravanes friperie, crêpe, restauration ont ravalé leurs comptoirs et fermé leur porte. Je suis allée prendre possession de mes appartements pour la nuit : une charmante caravane dans le jardin de Paul et Hermine. Thé, bouilloire, eau, petite guirlande.. j’ai savouré leurs petites attentions qui m’étaient destinées et je me suis endormie heureuse.
C’est le lendemain que la Caravane du Coin allait prendre toute son ampleur. A 10h, les véhicules, remorques, camions et caravanes se sont mis en route. Direction notre nouveau campement à quelques kilomètres de là : le village de Blennes. Le convoi a parcouru la campagne seine et marnaise et les conducteurices portaient dans leurs sourires la fierté d’appartenir à cette bande de marginaux utopiques. Ca jouait du talkie walkie a tout va dans les cockpits roulants. Le gingko Biloba qui trônait dans le parc municipal de Blennes a vu débarquer nos roulottes colorées. Une petite fourmilière humaine appliquée à déployer tables, chaises, nourriture, guirlandes et autre matériel scénique. C’était le troisième jour et déjà, chacun-e avait trouvé sa place dans la tribu. J’ai attendu qu’on décide où chacun jouerai pour trouver mon endroit de spectacle. Un habitant du village a débarqué avec cinq grandes tartes meringuées, il avait cuisiné avec amour les repas pour notre arrivée. Derrière une porte en bois, j’ai trouvé le lavoir et une petite rivière. Je m’y suis ressourcé un moment car mon corps et ma voix criaient leur besoin de repos. Puis le public est arrivé. Je m’étais rendu à l’école du village pour raconter la semaine précédente. Les enfants ont couru vers moi en chantant les comptines que je leur avais transmises quelques jours plus tôt. Ils étaient impatients d’entendre de nouveau Léon, mon accordéon. Après mes histoires, la compagnie MMM… a pris le relais. Ben, le comédien, incarnait tous les personnages d’une même famille avec une justesse et une précision impressionnantes. Je me suis laissée happée par ces portraits si touchants. L’émotion m’a cueillie alors que je ne m’y attendais pas, des larmes ont roulé le long de mes joues. Les applaudissements, les yeux humides des gens alentour et une douce sensation de cohésion et de gratitude ont émergé en moi. Les artistes se sont rassemblés sur la scène pour alerter le public sur la situation politique. Le temps s’est suspendu encore quelques minutes. Nous étions ensemble pour affronter l’effrayant courant de haine qui se propageait sur le pays et nous serions ensemble pour y résister. Cet instant est devenu une nourriture profonde que je garde en souvenir pour les temps délicats.
Le lendemain matin, je suis allée prendre un café au village. Charlotte m’y a rejoint. Embarquée dans la Caravane un peu par hasard, elle arrivait des Pays-Bas. Nous avons partagé nos parcours, nos doutes et nos espoirs. Elle venait me dire au revoir car son chemin la conduisait ailleurs. Cette rencontre a fait une douce empreinte dans mon cœur. Puis ca a été au tour de Ben et Mathieu de nous saluer. Il quittait le convoi pour mieux revenir ensuite. Nous avions passé seulement trois jours ensemble et pourtant se séparer créait une émotion indéniable. Voilà ce que crée cette aventure : une intensité qui étire le temps. Quand je suis revenue dans le parc, Pierre, le clown funambule montait sa haute structure en métal. On aurait dit son personnage sorti d’une bande dessiné. Pendant son spectacle, pas de mots mais des mimiques et un corps si expressifs que le silence étaient rempli des rires, des « ohh » et des « ahh » du public. Nous étions suspendus à ses déconvenues, à ses essais et à ses réussites. Puis les Moules Fripes sont entrées en scène. Le tapis rouge est déroulé devant la caravane aux tâches léopards. Cinq bourgeoises aux maquillage et perruques extravagantes enfermées dans des tailleurs enflamment le dance floor qui devient de piste de Karaoké. Le ‘menu’ des chansons est distribué par les hôtes, la costumerie est prête à accueillir les candidats. Quelques aventurier-es décident d’entrer dans la caravane caverne pour se grimer. Iels ne sont pas déçu-es : perruques de toutes les couleurs, robes pimpantes, pantalons colorés, jupes, froufrou, boa à plumes, lunettes insolites, chapeaux improbables, chaussures à paillettes… On voit sortir de la caravane des looks dignes des défilés les plus fous. Même les timides sont convaincus, après tout, derrière toutes ces fanfreluches, on ne les reconnaîtra pas ! Un joyeux défilé s’organise sous les commentaires hilarants des Moules Fripes qui habillent, recadrent et encouragent les modèles. Le public est conquis, la fête peut commencer !
Margot Madani prend la suite, accompagnée par Chloé, batteuse et trompettiste, elle chuchote ses composition tout en poésie et en douceur avec un air malicieux. François et David nous régalent de leurs curry coco et mafé végé qu’ils préparent depuis le matin. La soirée se termine en beauté avec les musiciens de Eda Diaz. Le sourire et l’aura d’Eléonore nous embarque dans des contrées électro colombiennes où la danse rime avec partage et sensualité. Mais il est déjà temps de replier le campement. Demain, on reprend la route !
Chacun-e reprend sa place pour intégrer le convoi forain. Cette fois on serpente sur les chemins jusqu’à Villiers sous Grez. La pluie nous épargne et les caravanes trouvent leur place sur le stade du village.
Astrid vient d’aller chercher du lait et des œufs frais. Ses crêpes délicieuses comblent nos besoins de réconforts et de douceur. Mais il y a du boulot, on est recruté par les cuistots pour couper les carottes, les tomates, le celeri et la coriandre. Après quelques heures de découpe en chansons avec mes acolytes du jour et la création du nouveau tube de l’été « Coupez les tomates », on s’offre une petite balade dans la forêt qui nous surplombe. Je crois que c’est ce que j’ai aimé dans cette aventure : pouvoir prendre le temps des jeux, des balades et des rencontres avec les ami-es présent-es.
Cet après-midi là, un duo de clowns naît sous nos yeux, Vincent et Damien, nos Mr et Mme Loyales des jours précédents allient leurs pouvoirs comiques et leurs déguisements improbables pour présenter les spectacles et interpeller les spectateurices. Les Moules Fripes font chanter le maire et sa femme. La queue devant la bistrote ne désemplit pas. Après Eda Diaz, les djs de Roots of Vinyls nous font danser comme des damnés sur des rythmes funk, hip hop et afrobeat. Je retrouve des ami-es pour danser, pour partager, pour rire et mon cœur explose en paillettes de joies.
Le lendemain sonne le dernier jour de cette expédition artistique. Je raconte quelques histoires sous l’ombre des arbres, accompagnée par les regards et les sourires des ami-es présent-es. Margot nous offre ses chansons une dernière fois et Ben fait encore rouler quelques larmes sur nos joues. On clame au public nos espoirs de résistance et de créativité pour un monde plus ouvert. C’est que ce soir n’est pas anodin, c’est le résultat des élections législatives que nous redoutons tant. Alors que chacun-e est en train de replier le matériel, quelqu’un crie que c’est le moment. Tout le monde interrompt ses activités et s’approche de la grande tablée. J’ai mis la radio pour écouter les résultats. Un grand silence attentif et inquiet s’accroche aux mots des chroniqueurs. Puis enfin la nouvelle claire et inespérée. Le front populaire est devant. Notre petit monde pousse un immense soupir de soulagement. Je réalise à peine. Je prends conscience du stress enfermé dans mon corps qui se relâche peu à peu. On remplit nos verres pour trinquer à tout. C’est que ça fait beaucoup. En quelques heures les remorques et camions sont chargés. Il ne reste plus que la grande tablée d’où les convives s’évaporent peu à peu. Pas facile de se dire au revoir. Quand la nuit tombe, nous ne sommes plus que quatre au milieu de cette grande place vide, éclairée par les lampadaires. Nous passerons la nuit chez des habitants du village qui nous hébergent. Je repars le lendemain matin pour de nouvelles aventures. Avant de retrouver mes montagnes dromoises, j’atterris chez Armelle et Babass. Je leur dois ce havre de repos, cette place qu’ils m’ont faite avec amour et enthousiasme dans leur foyer ouvert. Mon cœur est rempli de joie en constatant cette chance d’être accueillie comme je suis. Etre à ma place auprès de si beaux humains.
Je m’en vais rencontrer d’autres tribus, y trouver une place pour partager les aventures intenses et belles qu’offre notre humanité.
Un merci spécial à Antoine, Hermine et Louise qui ont organisé cette aventure de la Caravane du Coin et qui travaillent chaque jour à concocter des moments magiques pour le monde.